Victoire d’Erdogan: Pour une position équilibrée dictée par la législation et non pas les émotions

La victoire d’Erdogan aux dernières élections législatives et présidentielle en Turquie n’est pas passée inaperçue. Elle a suscité de nouveau les réactions escomptées et habituelles :

  • Félicitations de la part de l’OTAN, des leaders des Frères Musulmans & de ses proches alliés russes, iraniens et qataris;
  • Critiques des capitales occidentales, de la droite islamophobe et de la gauche radicale pro-kurde;
  • Joie & admiration de la rue arabe & musulmane qui le voit comme le seul leader qui tente d’avoir une politique plus ou moins indépendante à l’égard des grandes puissances mondiales et qui a su mener son peuple à la prospérité économique et à un certain rayonnement culturel dans le Moyen-Orient;

Ces réactions diamétralement opposées et le silence tantôt approbateur tantôt prudent des savants et des prédicateurs face à un leader très populaire auprès des masses nécessitent un éclaircissement et une analyse de cette question d’un point de vue islamique.

Erdogan : laicité ouverte, éthique et prospérité économique

« Quand on se compare, on se console » doivent clamer les Turcs qui ont élu hier majoritairement Erdogan. En fait, face à une vieille Europe en récession et des pays limitrophes en ruine, la Turquie d’Erdogan connait une prospérité économique qui fait l’envie de bien de pays (le PIB par habitant a plus que triplé depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau sultan laïc en 2003).

En outre, le pays connait une stabilité sans précédent avec ses voisins immédiats –pourtant en guerre- et la minorité kurde instrumentalisée par les puissances occidentales et leur allié sioniste dans la région.

Quant à l’éthique, c’est le point fort d’Erdogan. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, on ne peut qu’attester de sa défense de la nation turque et de certaines causes islamiques justes (Palestine, Birmanie…).

Qu’en est-il de la charia (de la législation islamique) ?

Contrairement aux Frères Musulmans égyptiens et palestiniens, Erdogan ne promet l’application de la législation islamique ni à court terme ni à long terme. Au contraire, il ne voit pas d’opposition entre la laïcité ouverte qu’il prône et défend ardemment et l’islam. Pour lui, l’État doit être laïc avant tout et ne doit en aucun cas encourager une religion au détriment d’une autre.

Dans une Turquie marquée par des années de Kémalisme radical, laïcité fermée anti-islamique, il n’est pas surprenant que l’ère Erdogan (2003-2018) apparaisse comme une révolution islamique tranquille.  Il en est de même pour l’Égypte, l’Arabie Saoudite et les autres pays arabes où des mini-pharaon emprisonnent, torturent et éliminent les opposants –particulièrement ceux qu’ils qualifient d’islamistes.

Les pro-Erdogan n’hésitent pas à énumérer les qualités citées ci-dessus et à nous rappeler qu’Erdogan n’a pas vraiment le choix car la constitution et l’armée kémaliste qui veille à son application lui imposent ce cadre restreint de pouvoir.

D’autres nous rappellent qu’entre deux maux, il faut toujours choisir le moindre.

Ceci étant dit, cette règle de base de la jurisprudence islamique ne doit pas nous faire oublier l’essentiel – la raison même de notre création et de notre présence sur cette terre en tant que croyants, en tant qu’être humains! Elle ne doit pas nous faire oublier le tawhid qui doit demeurer l’intérêt suprême de l’individu mais aussi de la collectivité et de la Oumma.

Ce tawhid qui fut à la base de l’appel de tous les Prophètes et les Messagers.

Ce tawhid qui implique la négation avant l’affirmation, le désaveu du taghout (tout ce qui est adoré en dehors d’Allah), avant la réalisation de la stabilité politique de la prospérité économique et avant même l’affirmation de l’adoration uniquement vouée à Allah.

Rien ne passe avant Tawhid. C’est l’intérêt suprême.

أَلَمْ تَرَ إِلَى الَّذِينَ يَزْعُمُونَ أَنَّهُمْ آمَنُوا بِمَا أُنْزِلَ إِلَيْكَ وَمَا أُنْزِلَ مِنْ قَبْلِكَ يُرِيدُونَ أَنْ يَتَحَاكَمُوا إِلَى الطَّاغُوتِ وَقَدْ أُمِرُوا أَنْ يَكْفُرُوا بِهِ وَيُرِيدُ الشَّيْطَانُ أَنْ يُضِلَّهُمْ ضَلَالًا بَعِيدًا

“ N’as-tu pas vu ceux qui prétendent croire à ce qu’on a fait descendre vers toi [prophète] et à ce qu’on a fait descendre avant toi? Ils veulent prendre pour juge le Tâghût, alors que c’est en lui qu’on leur a commandé de ne pas croire. Mais le Diable veut les égarer très loin, dans l’égarement.  (Annissa’ :60)

Erdogan, le «juste»

Pour plusieurs fidèles d’Erdogan, ce dernier demeure l’un des rares dirigeants des pays musulmans à critiquer avec autant de vigueur Israël et à avoir accepté d’accueillir l’opposition syrienne et les Frères musulmans égyptiens ayant fui l’injustice de leurs tyrans respectifs Bachar et Sissi.

Pourtant, si ces derniers analysaient les positions de leur coqueluche d’une manière objective, ils verraient que la justice erdoganienne est somme toute relative. Ses prisons sont pleines d’innocents dont le seul crime est de croire à une autre vision de l’islam qui n’est pas la sienne ou de s’opposer à sa vision de l’État.

Rappelons aussi aux pro-Erdogan que le shirk (l’associationnisme) demeure la pire injustice et le Tawhid la meilleure forme de justice (Ibn al Qayyim)

                     وَإِذْ قَالَ لُقْمَانُ لِابْنِهِ وَهُوَ يَعِظُهُ يَا بُنَيَّ لَا تُشْرِكْ بِاللَّهِ ۖ إِنَّ الشِّرْكَ لَظُلْمٌ عَظِيمٌ

«…L’association à (Allah) est vraiment une injustice énorme. » (Luqman : 13).

Quant à la question palestinienne, Erdogan n’est pas le premier à en faire sa marque de commerce, Nasser, Khadafi et d’autres tyrans l’instrumentalisaient avec brio aussi. D’ailleurs, même sur ce registre, il n’égale pas un Castro ou un Chavez qui avait même rompu ses relations diplomatiques avec l’entité sioniste.

Pour une position équilibrée dictée par la législation et non pas par les émotions

Il ne fait aucun doute que le phénomène Erdogan a brouillé les cartes des alliances stratégiques dans la région et a secoué le monde musulman en faisant des millions d’admirateurs et beaucoup de jaloux parmi les traitres au pouvoir.

Cependant, son alliance avec ses ennemis traditionnels russe et iraniens –pourtant en guerre ouverte contre le peuple syrien dont il accueille les «représentants» sur son territoire – démontre que le nouveau sultan laïc de Constantinople est avant tout un leader pragmatique qui recherche l’intérêt de sa nation. Ses positions ne sont pas dictées par la législation ou par la solidarité islamiques mais plutôt par ce qu’il perçoit comme étant l’intérêt suprême de la nation turque. D’ailleurs les attaques le ciblant sont plus le fruit de cette quête ambitieuse de la gloire ottomane que de sa prétendue islamisation de la société turque.

C’est pour cela que les prises de position courageuses ou les réalisations économiques du nouveau sultan de Constantinople ne doivent pas nous faire oublier l’essentiel :

« Juge alors parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, et prends garde qu’ils ne tentent de t’éloigner d’une partie de ce qu’Allah t’a révélé. Et puis, s’ils refusent (le jugement révélé) sache qu’Allah veut les affliger [ici-bas] pour une partie de leurs péchés. Beaucoup de gens, certes, sont des pervers. (49)
Est-ce donc le jugement du temps de l’Ignorance qu’ils cherchent? Qu’y a-t-il de meilleur qu’Allah, en matière de jugement pour des gens qui ont une foi ferme? (50) Sourate La Table

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